Le ressentiment, le mauvais sentiment de notre époque.

Le ressentiment en tant que phénomène social nous devient évident, mais si évident qu’il génère parfois en nous une certaine terreur contemplative. Surtout quand le ressentiment est transformé ou utilisé comme une arme politique. 

Chaque fois que je reviens sur les études phénoménologiques de Max Scheler, surtout dans cette brillante décennie qui s’étend approximativement sur 1911-1921, je suis tenté de constater, qu’au moins sur le plan anthropologique, la pensée de Scheler dépasse presque tous les philosophes du XXe siècle. Ortega y Gasset (philosophe espagnol) a dit un jour de lui qu’il était un prestidigitateur dont les mains étaient remplies de bijoux, « un homme ivre d’essences ». Un homme à qui tant de choses se sont révélées dans l’exercice de ses intuitions que, submergé par elles, il a perdu le sens de l’ordre et de la systématicité qu’exigent les traités scientifiques et philosophiques. Je vais seulement utiliser ce qu’a dit Scheler pour aborder le phénomène du ressentiment.

Bien que la démarche de Scheler se situe sur un horizon polémique avec Nietzsche et ses affirmations sur la genèse de la morale chrétienne, il reconnaît Nietzsche pour avoir mis en présence le phénomène du ressentiment comme source de nombreuses appréciations morales actuelles, non seulement dans le peuple, mais aussi dans certains milieux culturels.

Le ressentiment, comme unité d’expérience et d’action, rassemble une série de notes essentielles, à savoir:

1- C’est une réaction émotionnelle envers l’autre, une réaction qui est ravivée à plusieurs reprises. Ce re-sentiment constant (re-sentiment) de l’émotion elle-même, pénètre de plus en plus au cœur de la personnalité.

2- La qualité de cette émotion est négative et donc, elle s’exprime dans un mouvement d’hostilité.

3- Le ressentiment se présente comme une source de jugements de valeur qui peut même s’exprimer dans l’action concrète de la personne.

4- C’est un phénomène émotionnel qui, issu du noyau personnel, sort de lui-même, mais comme un boomerang lancé sur l’autre, il revient à lui-même, violant sa propre personnalité. Pour cette raison, Scheler définit le ressentiment comme une auto-intoxication psychique.

Le point de départ de la formation du ressentiment est l’impulsion de vengeance. Le problème est que la vengeance, même avec sa détention provisoire et son report à un moment opportun, porte toujours en elle un sentiment d’impuissance. La vengeance ne peut jamais compenser la blessure subie. Si une personne en tue une autre parce qu’elle a été trompée, cet acte élimine le trompeur, mais pas la tromperie. Cependant, la vengeance consommée fait au moins disparaître le sentiment de vengeance, de même que l’envie diminue lorsque le bien pour lequel on envie autrui est réalisé. La vengeance ou l’envie, la rancune ou la perfidie peuvent être des assaisonnements ajoutés, mais ils n’atteignent pas l’essence du ressentiment. 

Le ressentiment se manifeste dans un type particulier de critique que Scheler dénonce dans les termes suivants :

« Le critique plein de ressentiment se caractérise par le fait qu’il ne veut pas sérieusement ce qu’il prétend vouloir ; Il ne critique pas pour remédier au mal, mais utilise plutôt le mal comme prétexte pour se défouler ». (a)

Un type d’envie suscite le ressentiment le plus virulent et c’est cette envie qui s’adresse à l’essence individuelle de l’autre, la personne rancunière ne tolère pas que l’autre soit ce qu’il est. Dans ce cas, comme dans d’autres de moindre densité (beauté, valeurs héréditaires, caractère, etc.), le ressentiment est lié à une comparaison de valeurs, même si évidemment toutes les comparaisons ne conduisent pas à un ressentiment.

Chez la personne noble, la conscience de ses propres valeurs est antérieure à la comparaison, mais chez la personne faible, l’incarnation de sa propre valeur et de la valeur des autres, repose sur la comparaison et son appréhension différentielle. Scheler, avec son scalpel phénoménologique très fin, pressent ceci : si celui qui compare est faible ou impuissant, sa conscience oppressive se résout dans une illusion de valeur, et cela est propre au ressentiment.

Scheler écrit :

« Ce dévoilement des vraies valeurs objectives à travers les valeurs apparentes qui s’oppose à l’illusion du ressentiment ; Cette sombre conscience de vivre dans un monde apocryphe de l’apparence, sans la force de le dépasser et de voir ce qu’il est, constitue une composante inamovible de cette expérience complexe. » (b)

La structure formelle du ressentiment, comme phénomène d’une vie décadente, s’exprime alors dans la demande de quelque chose, non pas en raison d’une qualité interne, mais avec l’objectif inavouable de censurer autre chose. Scheler analyse diverses manifestations du ressentiment, mais en souligne l’une comme spécifiquement « spirituelle » de l’homme rancunier : l’apostat. Pour le philosophe allemand, « apostat » n’est pas simplement celui qui change ou abandonne ses convictions religieuses ou ses positions philosophiques, politiques, etc., mais celui qui dans sa « nouvelle vie » déclare la guerre à la précédente. 

Scheler le dit remarquablement et clairement :

« L’apostat est un homme dont la vie spirituelle ne réside pas dans le contenu positif de sa nouvelle foi et dans la réalisation des buts qui lui correspondent, mais ne vit que dans la lutte contre l’ancienne et pour sa négation. L’affirmation de la nouvelle idéologie ne s’opère pas en lui à cause de cette idéologie elle-même, mais n’est qu’une chaîne continue de vengeances contre son passé spirituel, qui en fait, le tient dans ses filets, et contre lequel la nouvelle doctrine joue le rôle d’une référence possible pour nier et rejeter l’ancienne. L’apostat est donc, comme type religieux, l’extrême antithèse du régénéré ou du converti. » (c)

Le phénomène du ressentiment peut éclairer les grandes conjonctures historiques et les petits événements de la vie quotidienne des gens. Scheler perçoit que lorsqu’une personne éprouve de forts désirs de réaliser une valeur et, en même temps, l’impuissance à satisfaire ce désir, une tendance de la conscience apparaît pour résoudre ce conflit entre vouloir et ne pas pouvoir, et elle le fait en abaissant ou en niant la valeur du bien correspondant. Parfois, quelque chose de contraire au bien initialement désiré est même considéré comme positif. 

Scheler écrit :

« L’envie, la haine, la méchanceté, la soif secrète de vengeance, remplissent l’âme du rancunier dans toute sa profondeur. (…) déjà la formation des perceptions, des présomptions et des souvenirs, est influencée par ces attitudes, qui, automatiquement, soulignent, dans les phénomènes qui s’y heurtent, les parts et les côtés qui peuvent justifier le cours effectif de ces sentiments et affections, et, d’autre part, ils rejettent ou ne considèrent pas nécessaire tout le reste. » (d)

L’approche de Scheler au ressentiment est profondément en désaccord avec celle exprimée par Nietzsche. Pour Scheler, les valeurs chrétiennes sont susceptibles, même facilement, de se transformer en ressentiment, mais la graine de l’éthique chrétienne n’a pas germé sur le sol du ressentiment. Scheler va plus loin et soutient que la morale bourgeoise qui a remplacé la morale chrétienne et qui atteint son apogée dans la Révolution française, a ses racines dans le ressentiment. Le philosophe écrit :

« Dans le mouvement social moderne, le ressentiment est devenu une force puissamment influente et a de plus en plus transformé la morale dominante »

Cette thèse schelérienne, à laquelle je souscris pleinement, éclaire les pages conjoncturelles de notre histoire récente. Le cœur des sociétés est aujourd’hui rongé par le ressentiment. Quelle explication rationnelle peut-on chercher devant quelqu’un qui appelle un être humain en formation dans le ventre de sa mère, du surnom méprisant de « sac de cellules » ?

Quelles raisons peuvent amener une femme à souhaiter la mort des hommes ? Quels déclencheurs interviennent pour qu’un couple homosexuel abuse d’un enfant de cinq ans ? 

Qu’est-ce qui pousse un homme à réduire à l’état d’objets toutes les femmes qu’il fréquente et à s’en vanter ? Quel poison intime amène une personne à déféquer à la porte d’une cathédrale ou à mettre en scène la Vierge Marie avortant Jésus ? Quels éléments métapolitiques conduisent à une attitude, prétendument anti-impérialiste, de soutien et de défense de toutes les causes (théorie du genre, avortement, défiguration de la famille et valeurs d’extraction historique profonde, etc.) auprès des dirigeants du pouvoir financier international ? Même, quels ressorts intimes poussent une personne à se faire vacciner 3 fois en dix mois et à déchaîner sa virulence contre les non vaccinés au lieu de se focaliser sur la précaire immunité reçue ? Et toutes ces questions peuvent être reproduites indéfiniment. La réponse pour chacune d’elle n’est qu’une : Le ressentiment. Ce ressentiment, qui se fait omniprésent dans les réseaux sociaux; par la haine, le manque de professionnalisme et d’honnêteté intellectuel, dans les débats, les échanges et dans le manque d’argumentation logique.

Emil Cioran, ce syllogiste lucide d’espoir et d’amertume, a un jour écrit sur le ressentiment:

  « Notre ressentiment vient du fait que nous n’avons pas été à la hauteur de nos moyens sans pouvoir nous rattraper. Et ça, on ne le pardonnera jamais aux autres. »

Afin d’être loin du ressentiment et des gens rancuniers, je marche dans les rues de Montréal, ce qui est une thérapie de premier ordre, je salue des étrangers, je prends un thé sur une terrasse, lis un livre et parle d’amour avec ma serveuse préférée.

À bientôt mes chers amis. 

a)  L’Homme du ressentiment, Max Scheler. 

b)   Idem.  

e) Idem.  

 c) Idem. 

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