S’il vous plaît ne soyez pas un Narcisse.

Nous allons commencer par un fait sur lequel presque tous les grands penseurs de l’humanité s’accordent, à savoir :

« Rien n’est plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserve l’impérieuse prérogative du réel. »

Notre analyse reprend ainsi l’un des thèmes qui ont intéressé, depuis ses origines, la pensée théorique (épistémologie) et la pratique (éthique). La perception de l’existant, le chemin qui mène à la connaissance, génère chez l’homme la surprise, cet état intellectif et affectif que les anciens Grecs appelaient « thâuma », ce qui signifie à la fois merveille et peur ; des termes très proches les uns des autres par leur sens.

Les ombres nous émerveillent, elles nous étonnent, mais elles fascinent aussi, comme cela arrive avec le sentiment d’avoir peur, si vous voulez savoir si c’est vrai, demandez-le aux adolescents (pas toujours tout à fait d’accord avec la réalité), ce sont des fans , sans presque aucune exception, d’histoires d’horreur ou merveilleuses, qu’elles soient racontées par un conteur ou lues dans un livre, bien qu’ils préfèrent, par-dessus tout, les voir sur l’écran, grand ou petit, mais en images.

Ce qui n’est pas entièrement connu ou compris, ou seulement en apparence, a l’apparence d’une ombre, d’un reflet, d’un double, d’une illusion. L’état naturel des hommes, tel que décrit par Platon dans le Mythe de la caverne, est de vivre enchaînés, face au mur, dos à la lumière, contemplant passivement les images qui bougent au fond de la caverne, ombres d’objets qu’ils n’imaginent même pas (ou plutôt qu’ils ne font qu’imaginer), habitués qu’ils sont au noir et à une bande-son ambiante, répétitive et accrocheuse, qui les lie à un fil musical qui mène à la toile d’araignée, au réseau.

Les esclaves du récit platonicien regardent confortablement passer la vie, ils entendent ce qu’on leur raconte, ce qui n’est pas la même chose qu’écouter. Ils n’ont pas peur du noir ni des ombres, bien qu’ils réagissent avec inquiétude et même violemment s’ils s’y opposent, et qu’un individu audacieux leur dise qu’ils vivent dans la pauvreté, qu’ils vivent d’illusions.

« -Voila, s’écria-t-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

-Ils nous ressemblent. »

(Platon, La République, Livre VII, 515 a-b)

Voici, en résumé, le panorama, avec une saveur ancienne, mais qui se démarque de la réalité contemporaine. Aujourd’hui plus que jamais nous vivons dans un monde dominé par les images, les ombres et les illusions. Semblable au monde athénien, décrit par Platon, mais aussi comme dans tous les lieux et à toutes les époques, bien qu’il y ait maintenant plus d’images multidiffusées sur les quatre côtés, des ombres étonnantes et des illusions en vrac, à l’échelle planétaire.

Le réel a été réduit à une séquence d’images reflétées sur un écran. Non pas que l’image vaille mille mots. Il arrive que l’image ait remplacé le mot.

Cet écran (œil impudent) se regarde sur l’écran ou dans le miroir, prend un selfie et la transformation s’opère. Voici l’illusion. Voici la grande évasion. 

Dans l’illusion il n’y a pas de rejet de la perception : La chose n’est pas niée, elle est seulement déplacée, placée ailleurs. Que ce soit dans le monde idéal d’inspiration platonicienne, que ce soit sous forme d’utopie, au paradis, dans l’au-delà (« Un autre monde est possible »), il représente l’autre face de la réalité, la « réalité virtuelle ». Le processus de fuite et de déplacement que je signale n’est pas un fait d’actualité, une mode de nos jours, puisqu’il a l’âge de l’homme. Il arrive maintenant que les événements des choses vont plus vite et couvrent plus d’espace qu’auparavant, et dans cette navigation l’individu est emporté par le courant…

Qu’est-ce que la réalité pour le commun des mortels ? Un jeu vidéo, une publicité, une bande-annonce de film ou de série télévisée, où tout se passe en accéléré, par à-coups, en un éclair.

Le sujet contemporain aime tout le monde et compte un million d’amis sur les réseaux sociaux, il peut donc être heureux, il est une « personne sociale ». Mais, il ne s’aime pas. Bien que l’on croie souvent le contraire, voici la véritable image du narcissique, le héros de notre temps. Il adore sa représentation. Tel est le « misérable secret de Narcisse : une attention exagérée à l’autre ». Le vieux « moi » veut devenir « l’autre » postmoderne, son double.

L’image même de Narcisse a été également déformée. Marshall McLuhan a analysé un phénomène aussi phénoménal dans une bonne partie de son œuvre, dans son essai « Comprendre les médias. Les extensions de l’être humain » (1964), il écrit ce qui suit :

« Le mythe grec de Narcisse concerne directement un fait de l’expérience humaine, comme l’indique le mot Narcisse. Cela vient du mot grec « narcose » ou « engourdissement ». Le jeune Narcisse a pris son reflet dans l’eau pour quelqu’un d’autre. Cette extension du sien engourdit ses perceptions jusqu’à ce qu’il devienne le servomécanisme de sa propre image étendue ou répétée. La nymphe Eco a essayé de captiver son amour avec des fragments de ses propres mots, mais en vain. Il était engourdi. Il s’était adapté à son extension de lui-même et était devenu un système clos.

Ce système clos, fermé, est la grotte platonicienne remise au goût du jour, rénovée à la mode et avec toutes les améliorations exécutées. Là vivent les prisonniers de l’époque contemporaine, drogués, endormis. Après tout, comme dans une séance de cinéma continue et sans fin, dans la chambre noire, ils voient toujours les mêmes images, la même chose se produit toujours.

Et pour finir ce petit jaillissement intellectuel, je vous demande s’il vous plaît, cher ami, de ne pas être, de ne pas devenir un Narcisse, de ne pas vous asservir à l’image, pas même à votre propre image.

Et rappelons-nous, analysons et débattons du fait qu’aujourd’hui, malheureusement, nous devons dire que :

Ce n’est pas que l’image vaut mille mots, c’est que l’image a remplacé le mot. 

À bientôt mes chers amis.

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